Violences en cuisine : des codes qu’on n’apprend jamais à questionner
Par Yann Kerveno
L’enfer derrière les portes battantes des cuisines. La parole s’est libérée peu à peu dans la restauration, livrant un tableau effrayant des violences sexistes au travail.
Le brouhaha des cuisines a longtemps servi à cacher les protestations, quand elles étaient exprimées. « La restauration c’est un cadre particulier, dur, il faut être résistant… On travaille cinquante à soixante heures par semaine, c’est très archaïque sur le plan humain », dépeint Manon Fleury, jeune cheffe. Et il y a les réflexions sur la capacité des femmes à assumer toutes les tâches, à porter des casseroles trop lourdes et cela va jusqu’au harcèlement voire pire. Depuis 2020, les témoignages abondent dans la presse, dénonçant pêle-mêle les mains aux fesses, les agressions sexuelles, le sexisme « ordinaire » des mots déplacés, la violence verbale envers l’ensemble des personnels, que les jeunes femmes qui intègrent ces batteries, en stage ou en formation, ont trop peur de dénoncer.
“Une forme de bizutage qui ferait partie intégrante de la formation“
Avec cette excuse qui revient souvent chez les chefs, comme l’un d’eux le confie au journal « Le Monde », en février 2021, sur la formation au métier de la cuisine : «Une femme en cuisine doit être plus forte que nous, sinon elle est cuite. C’est un métier de bourrin, un milieu d’hommes. […] En restauration, on commence très jeune, à quatorze, seize ans, en étant directement immergé dans un environnement où circulent les mêmes blagues graveleuses de cuisine en cuisine. Des codes qu’on n’apprend jamais à questionner », explique dans le même article Marion Goettlé, cheffe à l’origine de Bondir.e, une association de sensibilisation à ces violences.
« Clairement, nous attendions un “Me Too” dans la restauration contre les violences sexistes et, au-delà de ça, pour dénoncer les débordements quotidiens dans les cuisines », poursuit Manon Fleury qui a accompagné Marion Goettlé dans la création de Bondir.e. Dans son manifeste, l’association indique : « Notre secteur souffre de ce poison qui fait croire à ceux qui s’y engagent que c’est “comme ça”, un mal nécessaire pour progresser et apprendre. Une forme de bizutage qui ferait partie intégrante de la formation. Quelle industrie peut encore oser recourir à l’endurcissement pour progresser ?Face à cet état de fait, nous préférons faire le choix de la communication pour accompagner l’évolution nécessaire du secteur.»
Cinq mécanismes de violence
C’est en 2020 que le « Me Too » de la restauration survient enfin. Le terrain avait été un peu préparé par le compte Instagram de Camille Aumont Carnelle, @jedisnonchef, ouvert en juillet 2019 et qui a compilé des dizaines de témoignages anonymisés. Mais c’est un fait divers qui sert de déclencheur. Précisément le suicide d’un jeune chef en vue, Taku Sekine, accusé d’agressions sexuelles et sous le coup de deux enquêtes de journalistes du site spécialisé Atabula et de Mediapart. L’omerta se brise.
“Il existe cinq mécanismes de violence et on les retrouve tous dans les cuisines“
Les témoignages affluent, de nouveaux noms sortent, parmi les plus prestigieux, et les articles s’accumulent dans la presse… Manon Fleury poursuit : « La génération qui nous a précédés n’a rien fait pour changer cela. Il existe cinq mécanismes de violence et on les retrouve tous dans les cuisines mais, aujourd’hui, les jeunes ou ceux qui sont en reconversion professionnelle ne veulent plus de cela. »
Depuis, Bondir.e réalise des interventions dans les centres de formation pour alerter et prévenir. Pour armer les jeunes avant leur entrée en cuisine, préciser la portée juridique qui définit les actes violents, du harcèlement au viol en passant par l’agression, sur les mécanismes de la violence et leur adaptation au monde de la cuisine et sur les réactions à avoir en tant que victime mais aussi comme témoin. Le prix à payer pour faire entrer la restauration dans le XXIe siècle et rendre plus aisé le recrutement des employés ? Certainement, mais ce n’est pas le seul levier.
D’autres chefs travaillent aujourd’hui à l’adaptation des plannings et des conditions de travail. En plus de Me Too, le Covid aura imprimé sa marque dans l’évolution des pratiques du métier. Et ce n’est que le début.
Source: Revue SESAME INRAE