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Qui était Auguste Escoffier,

maître cuisinier et inventeur de la gastronomie moderne ?

C’est une véritable légende dans le monde de la gastronomie, tant il révolutionna les usages culinaires et la vie des restaurants. Auguste Escoffier inspire encore aujourd’hui les plus grands chefs de la planète.

Son ombre plane toujours dans les cuisines des palaces comme le Ritz à Paris ou à New York (États-Unis), ou encore le Carlton à Londres (Royaume-Uni), grands hôtels qu’il créa avec son compère, l’entrepreneur suisse César Ritz… Que de chemin parcouru pour ce fils de forgeron ! Pourtant, celui qui est né le 28 octobre 1846 à Villeneuve-Loubet (Alpes-Maritimes) ne se voyait pas, petit, devenir une star des fourneaux. Le gamin rêvait plutôt d’une carrière artistique. Mais dans la famille, on a plutôt la fibre cuisinière. Il y a d’abord sa grand-mère, qui lui transmet l’amour des bons petits plats. « Elle était un véritable cordon-bleu, qui nous préparait de délicieux ragoûts », se remémore-t-il dans ses mémoires.

À la découverte de Paris

Trois de ses oncles et sa tante travaillent également dans la restauration, dans des auberges ou des cafés de la région. À 13 ans, le jeune Escoffier n’a pas le choix, il est envoyé à Nice pour travailler dans le restaurant que tient un frère de son père. Dans son établissement, Le Restaurant français, l’homme initie son neveu à la cuisine, mais aussi au service en salle et aux achats des aliments.

Doué, le jeune homme apprend vite, au point de diriger bientôt la cuisine de son oncle, puis de se faire embaucher dans des restaurants plus prestigieux de la cité de la Riviera, qui attirent en cette deuxième partie de XIXe siècle aristocrates et hommes d’affaires, venus passer l’hiver au bord de la Méditerranée pour profiter de son doux climat. En 1864, alors qu’il n’a que 18 ans, il est engagé dans les cuisines de l’hôtel Bellevue. C’est là que le jeune cuistot invente sa première recette : la poire Belle-Hélène, qui ravit les clients. Ce dessert à base de poires pochées, glace vanille et chocolat, est un hommage à La belle Hélène, un opéra d’Offenbach très en vogue à l’époque.

Après ce premier succès, et souhaitant poursuivre son apprentissage, Auguste Escoffier décide de « monter » à Paris à la fin de l’année 1865. Il repart en bas de l’échelle et est embauché comme commis au Petit Moulin Rouge, un cabaret à la mode, situé dans le quartier des Champs-Élysées.

Mais derrière l’ambiance feutrée et raffinée de la salle de restaurant, Escoffier découvre l’envers du décor et la promiscuité des cuisines, où l’on crie, se bouscule, s’insulte parfois. Le tout dans une chaleur étouffante et une fumée qui pique les yeux, le chef refusant d’ouvrir les fenêtres pour aérer de peur de faire refroidir les plats !

Des conditions extrêmes qui poussent une partie du personnel à boire pour tenir le coup. Cette expérience marquera durablement Auguste et lui inspirera une manière plus humaine de pratiquer son art. En attendant, il souffre en silence et grâce à son talent, remonte rapidement les échelons.

L’expérience de la guerre

1870, à 24 ans, Auguste Escoffier est mobilisé pour défendre la France contre la Prusse. Vu ses compétences, il est affecté en tant que chef de cuisine au quartier général de l’armée du Rhin. Là encore, cette expérience s’avère traumatisante mais riche d’enseignement : « La défaite le marque profondément, explique l’historien Antoine de Baecque dans son ouvrage La France gastronome. Non seulement à cause de la peine physique, de l’humiliation morale, mais également par le remède qu’il entrevoit à cette déroute, une sorte de revanche par la cuisine. À savoir, le rêve d’une organisation plus efficace et plus rigoureuse du travail culinaire, dont il a la vision en constatant les vertus, mais surtout les lacunes de son régiment en marche, en manœuvres puis emprisonné à la citadelle de Mayence… »

Pourtant, malgré les restrictions et les problèmes d’approvisionnement, il arrive à confectionner des menus corrects et inventifs pour le mess des officiers, mais aussi pour les troupes. Il va encore plus loin lors de sa détention en Allemagne, où il apprend à cuisiner les restes et les boîtes de conserve… « Surtout, le cuisinier parvient à réorganiser son service et son office d’une manière militairement efficace, réduisant des trois quarts l’attente des officiers et des 250 soldats prisonniers », poursuit l’historien.

Du changement en cuisine

Après la capitulation, Escoffier, libéré de toute obligation militaire, retourne à Paris où ses anciens patrons lui proposent la tête des cuisines du Petit Moulin Rouge. Fort de ses expériences passées, il écrit : « Les commis font nombre de pas inutiles, les tables de préparation sont trop hautes ou trop basses, l’éclairage est déficient. Les casseroles sont des instruments de maisons bourgeoises, mal adaptées au service de 200 couverts. Sans parler des incivilités entre marmitons, aides-cuisiniers, serveurs, maîtres d’hôtels. Rien n’est fonctionnel ! » À défaut de pouvoir révolutionner d’un seul coup la vie des cuisines, Escoffier accepte le poste mais impose son style. Plus question de vociférer, il impose le respect en cuisine, une tenue correcte est obligatoire, il interdit la consommation de tabac et d’alcool devant les fourneaux.

Il adapte également ses menus à l’air du temps. Fini les artifices et l’extravagance du style d’Antonin Carême, place à la simplicité, avec un menu plus court de six plats maximum ! Car les habitudes des clients évoluent, ils n’ont plus le temps de passer des heures à table. Escoffier impose donc le service à la russe, avec un dressage et un service directement à l’assiette, à la place du service à la française, composé de près de 30 plats qu’on amenait en même temps à table.

Après trois ans en tant que chef du Petit Moulin Rouge, où Escoffier devient la coqueluche du tout-Paris, il a le mal du pays et retourne sur la Côte d’Azur. À Cannes, il ouvre une épicerie fine à laquelle il adjoint une salle de restaurant. En 1878, il revend son commerce pour devenir directeur de la Maison Chevet, spécialiste dans l’organisation de réceptions et de banquets dans toute l’Europe.

La rencontre avec César Ritz

Alors que s’amorce la fin du siècle, la révolution industrielle et l’avènement du chemin de fer entraînent des changements profonds dans la société, avec notamment le développement du tourisme, et avec eux celui d’hôtels de standing, imaginés pour offrir tout le luxe à une clientèle aisée. C’est dans ce contexte qu’a lieu la rencontre entre Auguste Escoffier et César Ritz. Ce dernier, entrepreneur et hôtelier suisse, dirige déjà deux établissements de ce genre. L’un à Monte Carlo pour la saison d’hiver, et l’autre à Lucerne, dans les montagnes helvétiques, pour l’été. À la recherche d’un nouveau chef pour ses cuisines, on lui recommande Escoffier. Les deux hommes s’entendent bien et sont tout de suite sur la même longueur d’onde. Ils vont développer ensemble le concept de palaces…

À la conquête de Londres

Après six ans entre Monaco et la Suisse, Ritz et Escoffier s’attaquent à Londres, alors centre économique mondial, où la mode des restaurants est balbutiante. On leur confie la gestion du Savoy, le plus grand hôtel de la capitale anglaise. Un défi de taille pour le restaurateur, qui doit envoyer à chaque service près de 500 couverts. Encadré par 80 cuisiniers d’élites qu’il a lui-même formés, il réorganise les cuisines pour que la qualité des plats ne pâtisse pas du rythme effréné des commandes. Il met sur pied une organisation rationalisée ou chacun a un poste bien défini, avec des tâches précises et répétitives, afin que les plats soient servis au plus vite. Les brigades sont nées, mêlant organisation militaire et taylorisme appliqué à la restauration.

En parallèle, les deux associés développent leur propre marque, et ouvrent un palace place Vendôme à Paris, et un autre en plein cœur de Londres : le Ritz et le Carlton. Escoffier supervise la création des cuisines où il peut enfin appliquer ce qu’il a en tête, en réfléchissant à la circulation dans ces lieux. Il prévoit de mettre les fourneaux en long, imagine une table d’envoi avec des chauffe-plats, prévoit une lampe au-dessus de chaque poste… Une révolution de l’organisation qui est encore appliquée aujourd’hui ! Il impose également un uniforme à ses équipes, une volonté de redonner la fierté à ses troupes. « En ce temps-là, le métier de cuisinier était peu considéré dans la société mondaine, écrit-il dans ses mémoires. Pourtant cela n’aurait pas dû être le cas. Car la cuisine est une science et un art, et tout homme qui met tout son cœur à satisfaire son semblable mérite d’être considéré ! »

Une star internationale

Ritz et Escoffier multiplient les ouvertures en Europe. À chaque fois, le maître cuisinier supervise l’ouverture du restaurant avant d’en laisser la direction à l’un des élèves qu’il a formés. La marque de fabrique d’Escoffier est la reproductibilité de ses recettes. Il faut que la qualité et la patte du chef soient identiques dans les établissements de la marque. Auguste Escoffier est aussi sollicité pour mettre sur pied des équipes sur les paquebots transatlantiques, véritables palaces flottants. S’il passe de moins en moins de temps en cuisine, il dirige toujours ses troupes lors de grands événements, comme le dîner de couronnement de Georges VII en 1901.

Il prépare lui-même le pique-nique de l’aviateur Alberto Dos Santos, lors du premier vol public d’un avion, dans le Bois de Boulogne en 1906. Escoffier se rend également aux États-Unis pour ouvrir les palaces Ritz à New York et Pittsburgh. Il est accueilli en héros de l’autre côté de l’Atlantique, où la presse et les élites se pressent pour découvrir la haute cuisine française, qu’Auguste Escoffier a su placer au firmament mondial.

Un ambassadeur pour la France

Digne successeur d’Augustin Carême, l’élève dépasse même le maître en formant de nombreux disciples et en imposant sa philosophie et sa vision de la cuisine à des générations de cuisiniers. Avec l’âge, Escoffier délaisse un peu les fourneaux pour se consacrer à la création de nouveaux plats – un par mois en moyenne – et en s’intéressant à l’approvisionnement. À la tête des cuisines du Carlton de Londres, il fait venir les meilleurs produits de France, faisant ainsi découvrir l’excellence des producteurs et agriculteurs de l’Hexagone.

Véritable ambassadeur du savoir-faire français, il veut promouvoir son pays en lançant à Londres une revue touristique en 1911. Homme de son temps, il profite du développement des moyens de communication pour organiser, dans la foulée, un même menu qu’il a imaginé et télégraphié à ses équipes et qui serait servi en même temps à différents repas de gala. Ainsi, le 18 mai 1912, 4 000 personnes participent à ce premier Dîner d’Épicure, dans 37 villes à travers le monde. En 1914, ils sont 10 000 chanceux à pouvoir déguster ce menu dans l’un des 140 restaurants participant à l’opération.

Pour avoir participé au rayonnement culturel de la France, Auguste Escoffier est décoré de la Légion d’Honneur en 1919, devenant ainsi le premier cuisinier à recevoir cette distinction. L’année suivante, il prend sa retraite et quitte Londres pour finir sa vie dans sa région natale. En 1930, à l’occasion de l’inauguration du Pierre, le plus grand palace New-Yorkais, ses disciples lui organise un dîner de gala pour ses 80 ans. Auguste Escoffier s’éteint cinq en plus tard, en pape de la haute gastronomie…

Source: Ouest France