Restaurants: souffler le no show et le froid, hantise des cuisines
Lancée par les médias «Konbini» et «le Fooding», une tribune, signée par des dizaines de chefs et publiée ce mardi, rappelle que ne pas honorer sa réservation d’une table, sans prévenir, met en péril les restaurants.
Le Covid aurait-il eu pour effet secondaire de transformer les clients des restaurants en gamins mal élevés ? Depuis la réouverture post-confinements de la table italienne qu’elle tient dans le XIIe arrondissement de Paris avec son époux Giovanni, Justine Passerini a rarement eu autant de réservations annulées au dernier moment… voire pas du tout honorées. «On en parle beaucoup entre restaurateurs, il y a quelque chose qui a changé ces deux ou trois dernières années : le fait que la réservation par Internet soit devenue quasi majoritaire, ça anonymise un peu les choses. Peut-être que c’est pour ça que les gens se permettent plus de ne pas venir sans prévenir, analyse-t-elle au téléphone. Il y a six ans, quand on a ouvert, on utilisait un cahier de réservations, mais c’était chronophage. Peut-être que les restos qui n’ont pas de réservation en ligne, qui font tout par téléphone, ont moins de “no show”.»
Les «no shows», ce sont les clients qui réservent une table et ne se présentent tout simplement pas. Les établissements en sont alors pour leurs frais. «Quand quelqu’un ne vient pas, ne répond pas au téléphone, pour nous la table est perdue et ça a un coût, abonde Grégory Back, à la tête de plusieurs restos dont la Vierge de la Réunion (Paris XXe). Si les gens font la démarche d’appeler, même si c’est juste pour dire qu’ils sont crevés, OK, qu’ils ne viennent pas, on trouvera sans doute à les remplacer. Mais quand une table de quatre, qui représente 10 % de la capacité du resto, ne vient pas, c’est pas rien. Surtout quand on s’est adaptés à leur demande de venir à 20h30, alors qu’on essaye plutôt de commencer avant pour faire deux services, là on perd deux fois plus.»
C’est «tout le restaurant qui paie»
«Le no show fait partie des problématiques principales de nos clients. Surtout dans ce temps où c’est tendu pour eux sur la fréquentation et les marges, le no show devient insupportable», confirme Xavier Zeitoun, PDG de Zenchef, une plateforme de gestion des réservations, qui fournit divers outils aux restaurateurs. Née fin 2010, elle gère désormais trois millions de réservations par mois, dans 6 500 restaurants. Tous les établissements ne sont pas égaux face au «no show». Lorsqu’il s’agit d’un bistrot situé dans un endroit passant, ou qu’il y a beaucoup d’habitués, les restaurateurs parviennent le plus souvent à remplir tout de même la table.
Mais pas toujours : «Je suis pas de ceux qui en souffrent le plus parce que je suis dans un quartier d’habitués, où je suis peu dépendant des gros événements qui ramènent du monde, expose encore Grégory Back. Mais j’avais un collègue du XIe arrondissement, qui avait souvent, pendant la Fashion Week, plusieurs tables de six ou sept qui ne se pointaient pas. Nous on a “seulement” un no show par jour, en moyenne, mais ça n’est pas rien, surtout qu’on est dans des économies border, c’est important que les gens en prennent conscience.»
Pour accélérer cette prise de conscience, les médias dédiés à la gastronomie Le Fooding et au lifestyle Konbini ont publié ce mardi une tribune, appelant les clients à cesser de «poser des lapins à [leurs] restos». Quelque 100 restaurateurs de Paris, Biarritz, Lille, Marseille, Perpignan, Honfleur, Lyon, Nice, Rennes, Pau, les Baux-de-Provence, Clermont-Ferrand ou encore Avignon ont apposé leur signature sur le texte qui rappelle aux dîneurs que lorsqu’ils ne se présentent pas alors qu’ils ont réservé une table, c’est «tout le restaurant qui paie», des cuisiniers qui risquent de perdre leurs produits frais aux serveurs qu’on a appelés en extra et qui finalement se tournent les pouces face à une salle moins remplie qu’escompté.
Afin de dissuader leurs clients de décider au dernier moment s’ils viendront ou pas, de plus en plus d’établissements demandent, lors de la réservation, une empreinte bancaire (on laisse son numéro de carte mais on n’est pas forcément débité) ou un prépaiement. «Ça devient un sujet très important, depuis 2016 où c’est apparu. Aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, ils sont moins frileux à le mettre en place, relève Xavier Zeitoun. Mais même si les restaurateurs ont peur de rebuter les clients, ils s’y mettent : entre 2021 et 2022, on a eu 100 % de progression de l’utilisation de l’empreinte bancaire chez nos clients, surtout dans les grandes villes. Quand plus d’établissements le feront, cela sera mieux accepté par les clients.»
«Tous ces gens qui ont subitement une crise de foie à 19 heures»
Justine Passerini fait partie de ceux qui ont fini par opter pour ce système : «J’ai 45 couverts, le record ça a été 11 no show. Je les appelle, je les rappelle… raconte-t-elle. Pourtant, on relance tous les clients la veille, en tout cas ceux qui ne confirment par par mail. On appelle carrément de nos téléphones persos, en numéro masqué, sinon les gens ne décrochent pas. Ils se sentent un peu cons, c’est drôle. Le jour où on a dépassé un quart de notre chiffre d’affaires en no show, on a décidé de passer à l’empreinte.» Pour l’heure, elle n’utilise ce système que pour le service du déjeuner le samedi et les soirs en semaine – le midi, sa clientèle d’habitués ne pose pas autant de difficulté.
«Au théâtre, à l’hôtel, si tu ne viens pas, tu n’es pas remboursé, dit encore Justine Passerini. Moi j’ai été cas contact, j’ai perdu plusieurs billets de théâtre, c’est comme ça. C’est ce que j’appelle le risque partagé : OK, tu es cas contact, c’est dommage mais si tu as les moyens de dîner chez nous, où le ticket moyen est de 75 euros, je ne trouve pas ça fou que tu payes 20 euros si tu ne viens pas et que tu ne préviens pas en amont. Moi, sur deux couverts, j’aurais perdu 150 euros. Quand les gens m’appellent la veille ou dans l’après-midi, je ne prélève rien. Mais si tu ne te sens pas bien, tu ne réserves pas, tu attends de savoir si tu vas mieux. C’est quand même fou tous ces gens qui ont subitement une crise de foie à 19 heures, une heure avant leur réservation, ou qui tout à coup sont cas contact. C’est une excuse qu’on a tous utilisée, je comprends, mais on ne se fait pas tester à 19 heures !»
Si elle ne prélève finalement que quatre à cinq couverts par mois pour no show, elle juge cette «méthode de dissuasion» assez efficace, même si elle regrette qu’elle pénalise les «80 % de clients qui jouent le jeu et qui peuvent trouver pénible de recevoir un mail de rappel, de devoir reconfirmer… On se retrouve dans une logique qu’on aime pas.» Chez Passerini, il en coûte 20 euros pour chaque couvert non honoré. C’est bien loin du prépaiement de plusieurs centaines d’euros parfois pratiqué dans les restaurants étoilés. «Chez nous, le montant moyen d’une empreinte c’est 145 euros et cela concerne plutôt des gastro, confirme Xavier Zeitoun. Environ la moitié des restos premium, c’est-à-dire étoilés ou recommandés par le «Gault et Millau» ou «le Fooding», font de l’empreinte. mais c’est surtout dissuasif : seulement 0,2 % des réservations avec empreinte sont vraiment débitées. C’est le resto qui fixe sa politique, la durée possible d’annulation… Si le client la respecte, il ne sera pas débité.»
La plateforme propose également des outils aux restaurateurs pour identifier à l’avance les clients qui pourraient poser problème. Si le mode de calcul exact du «risque» que représente un client est confidentiel, et qu’aucun restaurateur ne peut légalement, RGPD oblige, savoir comment un client s’est comporté dans un autre bistrot, le fait de ne pas s’être présenté une première fois, ou d’avoir réservé plusieurs tables dans plusieurs restaurants pour avoir l’embarras du choix au dernier moment, peut valoir au client de voir une pastille rouge accolée à son nom. «C’est un indicateur de risque, mais on informe les restaurateurs pour qu’ils prennent des mesures de sécurité, pas pour qu’ils blacklistent qui que ce soit, affirme Xavier Zeitoun. Parfois, ça peut être un concierge d’hôtel qui réserve plusieurs tables pour des clients différents, donc c’est à prendre avec des pincettes, mais ça permet de fluidifier les choses.»
«Je ne suis pas là pour vérifier les mots d’excuse»
«Depuis qu’on a l’empreinte, c’est fou le nombre de gens qui appellent en fin de journée et qui viennent de vivre un drame, reprend, rigolarde, Justine Passerini. Les gens ont tellement peur qu’on les prélève qu’ils inventent des trucs pas possibles : un accident de voiture, un drame familial… Mais moi à 21h45 en hiver, je n’ai pas le temps de remplacer ceux qui annulent au service de 22 heures.» Grégory Back, lui, n’est pas encore passé à l’empreinte bancaire. «Dans mon esprit, tant que les gens appellent, même si c’est pour une mauvaise raison, ça n’est pas un no show, on peut se débrouiller. Je ne suis pas là pour vérifier les mots d’excuse, plaisante-t-il. Mais il faut aussi se rappeler que réserver une table, pour qu’elle vous attende à l’heure que vous voulez, c’est cool. C’est un service, qui n’est pas anodin pour le resto et qui demande un minimum d’engagement de votre part.»
Source: Libération