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Les serveuses au premier rang du harcèlement au travail

Elles lèvent le voile sur les violences qu’elles ont subies de la part de leurs collègues dans la restauration. Dans un milieu précarisé et machiste, les serveuses arrivent en bout de chaîne.

À plusieurs reprises, Clémentine minimise. Quand l’un des cuisiniers l’enlace régulièrement, le premier réflexe de la serveuse est de s’en prendre à elle-même: «Je croyais que le problème venait de moi, car je ne suis pas une personne tactile.» Les faits remontent à 2018: l’homme, qui a le double de son âge, adopte une attitude ambiguë avec celle qu’il surnomme «la petite». «Il devenait de plus en plus insistant. Parfois, il ne me laissait pas sortir de la cuisine», se souvient-elle. Souvent, le cuisinier attrape la jeune femme pour, dit-il, «jouer» avec elle.

Depuis 2012, le code du travail définit le harcèlement sexuel comme un ensemble «de propos ou comportements à connotation sexuelle, qui soit portent atteinte à la dignité de la victime en raison d’un caractère dégradant ou humiliant, soit crée à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante», rappelle Vesna Nikolov de l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT).

Pendant un an, le harcèlement à l’égard de Clémentine s’intensifie. Elle a une boule au ventre lorsqu’il faut préparer un dessert pour un client. Au début, elle ne dit rien. «Il était là avant moi», balaie-t-elle comme argument d’autorité. En attendant, elle met en place des stratégies pour éviter de se rendre en cuisine. Un soir, l’une de ses collègues lui raconte que le même cuisinier vient de lui mettre une main aux fesses. «Elle m’a dit qu’il l’avait insultée, car elle portait un short», rapporte Clémentine. Sa collègue décide d’en parler au patron, mais la jeune femme s’oppose au renvoi du cuisinier. «Il n’était pas français et se trouvait déjà dans une situation précaire», justifie-t-elle. Finalement, le patron tranche et le cuistot est remercié.

«Une organisation extrêmement hiérarchisée»

Spécialiste des violences sexistes et sexuelles au travail, Violette Kerleaux souligne qu’il est fréquent que les femmes craignent de «ruiner la vie» de leur agresseur. «Les actes sont souvent un peu ambigus. En parallèle, la victime a tendance à minimiser les faits», explique-t-elle. La chercheuse encourage fortement les victimes à faire un signalement. «Ça ne veut pas dire que la personne en question sera mise à la porte», complète-t-elle. Une étude de l’IFOP réalisée en 2018 montre qu’une Française sur trois a été victime de harcèlement sexuel sur son lieu de travail. «De notre côté, nous préférons ne pas donner de chiffres, car ils reflètent plus une conscientisation à un moment T de la société que la réalité des violences sexuelles au travail», commente Vesna Nikolov.

Si le harcèlement sexuel et les violences existent dans tous les domaines, la restauration comporte plusieurs facteurs de risque: «Il s’agit d’une organisation extrêmement hiérarchisée. Une bonne partie du travail s’effectue sous pression. Il y a aussi un mélange entre la vie professionnelle et la vie personnelle. Par exemple, on a tendance à davantage boire des coups avec ses collègues», liste la spécialiste. C’est aussi ce que décrit Ingrid, 27 ans, agressée par le chef cuistot du restaurant où elle était employée pendant quatre mois. «Je vous assure, je ne pensais pas que ça m’arriverait un jour», commence-t-elle d’une voix rauque. Au début, son histoire ressemble à celle de Clémentine: un homme plus âgé la drague lourdement jusqu’à la harceler quotidiennement.

«Je n’étais pas la première»

Dans le couloir du restaurant, l’homme qu’elle considérait comme «un oncle» enchaîne les fausses demandes en mariage. «Pour rire», dit-il. Un jour, le restaurant est plein à craquer. Le chef cuisinier se trompe de sauce à plusieurs reprises. Ingrid doit remonter en cuisine pour réclamer un nouveau condiment. Une fois arrivée, son collègue l’attrape par le bras et l’embrasse dans le cou, «jusqu’à y laisser un bleu». En le repoussant, elle entend le sous-chef crier «moi aussi, je veux!», tandis que le plongeur lui bloque le passage. Tétanisée, Ingrid s’échappe de la cuisine et termine son service. Elle se dit qu’elle verra le lendemain. Le surlendemain, elle raconte tout à son manager, qui alerte le patron. «Je vais apprendre plus tard que je n’étais pas la première», glisse-t-elle avant de reprendre le fil de son récit.

Pour parler de l’agression, le patron d’Ingrid organise une réunion –à laquelle elle n’est pas conviée. Le chef cuisinier nie en bloc. Il n’est pas sanctionné. Lorsqu’elle veut porter plainte, son manager la dissuade en lui disant que le patron «est proche des flics». Pendant un mois et demi, son collègue continue de l’intimider. «Avant, il me mettait des fleurs dans mes assiettes. Après, il les dressait le plus tard possible», raconte la serveuse.

«L’un des facteurs n°1 de la perpétuation de ces violences, c’est lorsque ces actes sont tolérés par la direction.»

Une autre fois, il l’empêche de passer alors qu’elle vient chercher un ingrédient dans le réfrigérateur. Son CDD de quatre mois terminé, Ingrid quitte le restaurant; aujourd’hui elle ignore si son collègue y travaille toujours. Dans toutes les entreprises –restauration incluse–, le patron est pourtant tenu d’agir lorsqu’une employée est victime de harcèlement ou de violences. Cela s’inscrit dans le cadre de son obligation de santé et de sécurité.

«L’un des facteurs n°1 de la perpétuation des violences sexistes et sexuelles sur un lieu de travail, c’est lorsque ces actes sont tolérés par la direction. Quand des cas remontent et qu’on ne les traite pas, on participe à leur banalisation», soutient Violette Kerleaux. Ex-employée dans une chaîne de restauration parisienne, Maëlle critique le traitement des affaires de harcèlement sexuel dans son ancien lieu de travail. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle a démissionné, après deux ans de service. En mars 2021, elle organise avec deux autres employés une grève féministe et lance un appel à témoignages. À l’époque, nombreuses sont celles qui se plaignent des t-shirts «coupe féminine», trop fins et trop moulants. «On se retrouve régulièrement avec des clients qui matent notre poitrine», déplore-t-elle.

La précarité nuit aux victimes

Lors de cet appel à témoignages, le directeur d’un des restaurants est cité à plusieurs reprises pour avoir touché les fesses des serveuses lors de soirées entre collègues. Plus tard, Maëlle apprendra que son patron, «qui faisait des câlins à tout le monde», est aussi accusé d’agressions par plusieurs personnes. L’un de ses collègues lance une enquête interne au siège. «Il devait passer manager, mais il a été muté dans un autre restaurant peu de temps après cette affaire. Il n’était plus question de sa promotion. Le lien a été rapidement fait», indique-t-elle. Plusieurs employés sont invités à témoigner. «En matière d’anonymat, c’était l’enfer. Les couloirs étaient vitrés et tout le monde pouvait savoir qui avait parlé», souligne Maëlle. La jeune femme estime que les sanctions n’ont pas été à la hauteur: le directeur a écopé de cinq jours de mise à pied.

La précarité du métier de serveuse entre aussi en jeu: elle constitue un frein à la libération de la parole sur ce sujet. «La précarité aggrave la situation de la victime, car elle l’empêche de parler. Le flou juridique et l’accumulation de contrats courts sont des facteurs qui pèsent», constate Vesna Nikolov. Les serveuses sont soumises à une «exploitation économique», abonde Léna, 26 ans.

«Le flou juridique et l’accumulation de contrats courts sont des facteurs qui pèsent.»

En 2016, elle est cheffe de rang dans un établissement dans le Jura. La relation avec son patron, qu’elle accuse de «harcèlement moral», se détériore rapidement. La jeune femme travaille entre cinquante et soixante-dix heures par semaine –déclarées quinze heures. Lorsqu’elle se fait harceler quotidiennement par deux cuisiniers, Léna considère qu’elle n’a pas d’autre choix que de le garder pour elle.

Moqueries, insultes, gestes déplacés… La jeune femme subit les railleries de ses collègues plusieurs fois par jour. «Je te la fais saignante, ma bite?», entend-elle systématiquement. Quand elle se penche, Léna raconte que l’un d’eux vient mimer des actes sexuels. «Lorsqu’il n’y a que des hommes, l’intégration au collectif de travail passe aussi par l’adoption d’attitudes sexistes et donc par le dénigrement», analyse Vesna Nikolov. Il faut encore compter avec le mépris à l’égard des serveuses, considérées «comme des porteuses d’assiettes», estime la jeune femme.

Quand ses collègues apprennent que Léna est lesbienne, la situation se détériore. Les remarques s’amplifient et se teintent de propos lesbophobes. «Je ne peux pas dire que cela m’a traumatisée, mais ça rajoutait au poids des autres souffrances liées au travail.» Aujourd’hui, la jeune femme a quitté la profession.

Source: Slate.fr