La fourchette : son histoire, son usage et l’art de la disposer à table
Vous n’avez pas manqué de le remarquer et, sans doute, de vous en offusquer : dans la plupart des restaurants français et chez de nombreux amis qui vous invitent à dîner, les fourchettes sont désormais disposées à table les dents vers le haut et même, parfois, à droite de l’assiette, voisinant avec le couteau, le couple étant posé sur la serviette. Faisons un sort à cette deuxième mode : elle ne présente aucun intérêt esthétique et, surtout, elle n’est pas pratique, puisqu’en attaquant le premier plat, le convive doit replacer sa fourchette à gauche, à moins que, comme les enfants, il n’ait pas appris à se servir de sa main gauche pour saisir les bouchées dans son assiette en s’aidant de son couteau qui, le cas échéant, sert aussi à couper.
En revanche, la question du sens des dents mérite une petite analyse archéologique, historique, technique et symbolique. Les placer vers le bas entre dans le rituel codifié du Repas gastronomique des Français inscrit par l’UNESCO sur la liste du patrimoine immatériel de l’humanité, même si rien n’est mentionné explicitement dans le dossier. Elle ne relève en aucune manière du libre arbitre de chacun, à la différence de la position de la barbe du capitaine Haddock, au-dessus ou au-dessous du drap, mais d’un protocole logique, solidement ancré dans l’histoire culturelle. L’argument des maîtres d’hôtel selon lequel le choix de placer les dents en l’air est destiné à protéger les nappes ne résiste pas à l’analyse. Personne ne s’acharne à lacérer le tissu avec sa fourchette. Le simple fait de poser les dents aux pointes adoucies contre la table ne provoque aucune usure et, une fois le repas commencé, on ne repose plus sa fourchette sur la table, mais sur son assiette.
La fourchette remonte à l’Antiquité. Pendant des siècles, elle comportera deux longues dents très pointues et son profil longitudinal restera plat, ce qui était encore le cas pour certains modèles au XVIIIe siècle en Angleterre ou au début du XXe siècle en Russie. Cet ustensile de table est connu à l’époque romaine, puis dans l’Empire byzantin et dans le monde perse de l’époque sassanide. Il est un signe de raffinement et semble n’être utilisé qu’au sein de l’élite. Il sert à saisir les aliments solides dans les plats qui sont posés sur la table, puis ensuite à les porter à la bouche avec les doigts et, dans certains cas, comme le montre une miniature italienne du XIe siècle, d’inspiration byzantine ou sassanide, à les emboucher directement.
Que la princesse byzantine Maria Argyre qui épousa le fils du doge de Venise Pietro Orseolo au XIe siècle ait utilisé une fourchette est probablement exact, mais ce n’était en rien une nouveauté à cette époque dans une Italie très influencée par l’Empire byzantin, ni pour autant un objet d’usage courant. Le théologien rigoriste Pierre Damien (Petri Damiani) porte un jugement sévère sur cet usage qu’il estime trop luxueux pour une chrétienne : « Cette princesse vivait dans le luxe le plus raffiné et, pour ainsi dire, portait la délicatesse jusqu’à la superstition. […] Elle ne touchait […] ce qu’elle mangeait avec ses mains ; mais ses eunuques lui coupaient ses aliments en menus morceaux, qu’elle portait à sa bouche avec de petites fourchettes d’or à deux dents. Sa chambre était si remplie de parfums et d’aromates que mon cœur se soulève au seul souvenir d’une mollesse si honteuse. » La princesse en fut bien punie et Damien poursuit : « Mais Dieu qui désapprouvait le comportement de cette femme lui envoya une punition. Tous les membres de son corps se mirent à pourrir, de sorte que sa chambre s’emplit d’une odeur tellement insupportable qu’une seule servante pouvait encore travailler à son service. » Il est probable que l’usage de la fourchette s’est répandu en Italie en même temps que celui des pâtes longues, comme les spaghetti ou les linguine qui exigent son truchement. Cela semble s’être produit au XIVe siècle.
En France, la présence de fourchettes est attestée dès le XIVe siècle et son introduction prêtée à Catherine de Médicis n’est donc qu’une légende comme ce qui concerne son rôle dans l’évolution de la cuisine de cour à cette époque. De même en est-il du rôle des fraises d’encolure, si grandes à cette époque que des fourchettes auraient été nécessaires pour porter les aliments à la bouche sans risquer de les tacher.
Le texte le plus explicite se trouve dans L’île des hermaphrodites, un pamphlet de Thomas Artus destiné à se moquer d’Henri III et de sa cour. Voici le passage consacré aux fourchettes dont l’effet comique est parfait, tant il semble difficile de manger des petits pois avec un tel instrument, surtout du modèle de l’époque à deux dents écartées et pointues. « Il y avait aussi quelques plats de salade qui n’étaient pas comme celle que nous mangeons en deça, car il y avait tant de sortes de choses qu’à peine ceux qui les mangent les peuvent-ils distinguer : elles étaient dans de grands plats qui étaient tous faits par petites niches, ils la prenaient avec des fourchettes, car il est défendu en ce pays-là de toucher la viande avec les mains, quelque difficile à prendre qu’elle soit, et aiment mieux que ce petit instrument fourchu touche à leur bouche que leurs doigts. Ce service dura un peu plus longtemps que le premier, après lequel on apporta quelques artichauts, asperges, pois et fèves écossées, et lors ce fut un plaisir de les voir manger ceci avec leurs fourchettes : car ceux qui n’étaient pas du tout si adroits que les autres en laissaient bien autant tomber dans le plat, sur leurs assiettes et par le chemin, qu’ils en mettaient dans leurs bouches. »
Outre le fait que ce livre paraît en 1605, à la fin du règne d’Henri IV, l’intention pamphlétaire y est si manifeste qu’on ne peut en déduire que toute la cour et, avec elle, toute la haute société utilisait des fourchettes à tous repas. À cette époque, l’usage que chacun apporte son couteau avec soi s’est perdu et des couverts sont de plus en plus souvent disposés à table devant chaque convive. Cela ne veut pas dire qu’ils sont utilisés. On sait que Louis XIV mange encore principalement avec ses doigts et que l’usage de la fourchette se répand sous la Régence et sous le règne de Louis XV. On est passé alors des deux dents du Moyen-Âge et de la Renaissance, à trois dents, puis à quatre, de manière à permettre à la fourchette de piquer, mais aussi de ramasser la nourriture avant de la porter à la bouche, un peu comme on le fait avec la cuiller. Les dents sont légèrement émoussées, ce qui les rend inoffensives pour les lèvres ou le palais. Le profil du couvert se cambre, ce qui facilite la collecte de la bouchée d’aliments. Lorsqu’on pique avec les dents, on maintient celles-ci tournées vers le bas. Utiliser la partie concave de la fourchette permet de collecter davantage de nourriture, mais demande de la dextérité aux droitiers qui veulent conserver leur fourchette dans la main gauche, ou bien les contraint de changer la fourchette de main et à tourner les dents vers le haut en poussant la nourriture à l’aide de leur couteau, ce qui n’est pas un geste très élégant.
Plusieurs fourchettes en argent, à quatre dents et bombées, sont disposées sur la table du Déjeuner d’huîtres de Jean-François de Troy et du Déjeuner de jambon de Nicolas Lancret peints en 1735 pour le roi. Sur le premier tableau, la table est encore à peu près en ordre et chaque convive dispose d’un couteau à manche en argent, d’une cuiller et d’une fourchette, cette dernière, bombée, étant disposée les dents vers la table et l’on devine la présence d’armoiries. Les trois couverts sont posés à droite de l’assiette en argent, signe que la répartition de ceux-ci entre la droite et la gauche n’est pas encore définitivement fixée. Sur le tableau de Lancret, le désordre règne et une fourchette est disposée de biais, dents vers le haut, sur la nappe, tandis qu’une autre est posée dents vers le bas sur une assiette de porcelaine tendre. En dehors de l’attestation de l’usage de la fourchette individuelle, ce dernier tableau n’est en rien révélateur des usages concernant le dressage des tables aristocratiques en début de repas. Il est vrai que même si la vaisselle est de porcelaine (tendre ?) raffinée, les couverts en argent et la verrerie fine, il s’agit d’une halte de chasse, moins protocolaire qu’un souper dans un palais.
Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, la bourgeoisie adopte l’usage des couverts, puis tard dans le XIXe siècle c’est le tour des milieux populaires où jusqu’alors on n’utilise que des cuillers et, pour les hommes, des couteaux personnels. Dans les milieux éduqués, on maintient la coutume aristocratique de placer les dents de fourchettes et la partie concave des cuillers vers le bas, mais dans le reste de la société on ne fait guère attention à cela et règne la plus grande fantaisie.
L’Angleterre a appris l’usage des fourchettes de la France, comme en témoigne le mot fork , du latin furca, introduit du français par les Normands. Elle semble avoir conservé un peu plus longtemps que la France les fourchettes à deux dents très pointues. Ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle ou au XIXe siècle que le pays adopte les modèles galbés à quatre dents. Pourquoi y prend-on l’habitude de placer les dents vers le haut ? Aucune explication convaincante n’a, semble-t-il, été avancée jusqu’à maintenant. L’argument ressassé par toute la littérature selon lequel c’est en raison de la position des armoiries ne tient évidemment pas. Il est vrai que celles-ci sont gravées sur le devant de la spatule en Angleterre, alors qu’elles le sont sur le dos en France, mais c’est en raison du choix du placement des couverts sur les tables et non l’inverse.
Il est évident que les dents dirigées vers le haut donnent une impression d’agressivité, mais on ne saurait expliquer pourquoi les Anglais auraient souhaité introduire cette nuance peu amène dans le dressage de leurs tables. D’ailleurs, les bouts de leurs couteaux sont, depuis longtemps, encore plus arrondis qu’ils ne le sont en France où ils sont parfois demeurés très pointus, même sur des modèles de couteaux très raffinés utilisés par des convives ne piquant jamais leurs aliments avec la pointe de ceux-ci, ce qui est du dernier mauvais goût.
Avançons une hypothèse : on peut penser que l’émoussement des dents est intervenu en France au même moment que l’adoption du galbe qui facilite la préhension et l’usage et que les nappes ne risquaient pas d’être éraflées. En revanche, il est possible que le galbe ait été adopté en Angleterre alors que les dents demeuraient encore très pointues. Les placer dents contre la table était par conséquent plus risqué pour des nappes fines, éventuellement tissées en voilage ou en dentelle. Sans véritable preuve convaincante à cette heure, admettons provisoirement cette explication.
Un certain nombre de pays d’Europe ont adopté les usages français et placent les fourchettes les dents en bas, contre la nappe, les armoiries étant gravées sur le dos de la spatule. C’est en raison de l’influence de la cuisine et des arts de la table à la française dans toutes les cours d’Europe depuis le XVIIIe siècle. C’est par exemple le cas au Danemark ou en Autriche. En revanche, des usages anciens ont subsisté dans certains pays. C’est le cas en Russie où à la fin du XIXe siècle on utilisait encore des fourchettes plates à deux dents pointues, alors que la cour impériale vivait dans des décors très inspirés de la France. La bonne société du Bordelais, influencée par la culture anglaise, continue placer les fourchettes dents en l’air et d’armorier les faces des spatules. Il en est de même aux États-Unis, par exemple à la Maison Blanche où, pourtant, jusqu’à Ronald Reagan, les menus des banquets d’État étaient rédigés en français comme ils le sont toujours à la Cour britannique ou à celles de l’empereur du Japon et du roi de Thaïlande où l’on tourne également les dents des fourchettes vers le haut.
Aujourd’hui, deux milliards d’habitants de la planète mangent avec une fourchette et un couteau (l’Europe, les Amériques, l’Algérie) ; à peu près autant utilisent des baguettes (huit pays d’Asie dont la Chine, le Japon, les Corées, le Vietnam), mais 3,5 milliards mangent avec leurs doigts, soit 47% de l’humanité, proportion qui s’accroît avec la mode de la finger food qui séduit les jeunes Européens et Américains. Les aliments français sont cuisinés et préparés de telle manière que l’usage d’une fourchette, d’un couteau et, le cas échéant, d’une cuiller est nécessaire. Une partie de la haute cuisine privilégie aujourd’hui les présentations en petites bouchées ou en coupelles pour lesquelles une cuiller est sans doute plus utile, mais aucun restaurant n’a encore sauté le pas de supprimer les deux premiers couverts. Si la tendance s’accélère, ils deviendront bientôt fossiles… C’est le cas du couteau à poisson qui date du XVIIIe siècle, au temps ou les lames de couteaux en fer doux s’oxydaient au contact de certains poissons et donnait mauvais goût à ceux-ci, ce qui obligea à inventer des couteaux ne coupant pas, puisque ce n’est guère nécessaire avec le poisson, mais entièrement en argent, en vermeil ou en métal argenté.
Pour conclure, quelles que soient les raisons qui expliquent la divergence entre la manière française et la manière anglaise de poser à table les fourchettes – et les cuillers –, il semble raisonnable de conserver ces traditions et donc de dresser en France à la française. L’une des raisons en est que de nombreux services anciens en argenterie armoriés continuent à être utilisées par les familles ou de nouveaux acquéreurs amoureux du patrimoine et que rien ne justifie de dissimuler les armoiries d’origine. De même en est-il dans certains restaurants dont les couverts anciens sont chiffrés. C’est le cas, par exemple, chez Laurent, avenue Gabriel, où, pourtant, on dispose les couverts à l’anglaise. Par ailleurs, tourner les pointes vers le bas est infiniment plus bienveillant que d’accueillir ses hôtes avec une herse menaçante sous leurs yeux.