Aux restaurants la nouvelle vogue des plats a partager
Pour décomplexer la gastronomie, une nouvelle génération de restaurants mise sur les plats à partager. C’est du moins la tendance qui s’esquisse depuis trois ans dans toute la France, mêlant petites assiettes gastronomiques et grandes tablées.
Fini le sempiternel menu Entrée, plat, dessert. Au restaurant, l’heure est définitivement à une composition moins formelle : celle des plats à partager défilant par petites assiettes à la manière d’un ballet parfaitement orchestré. « Il y a une phrase française qui dit : quand on boit dans le verre de l’autre, on lit dans ses pensées », confie le chef touche-à-tout Juan Arbelaez, à la tête des cuisines méditerranéennes et colombiennes du Yaya ou du Bazurto. À la suite de la pandémie, les clients ont vu le restaurant comme un lieu de fête, d’échange. Grâce aux plats à partager, ils ont trouvé un côté expérientiel en plus : lorsque l’on a une entrée, un plat, un dessert, on ne goûte que ces plats-là, il peut y avoir un peu moins d’émulation. »
« On revient en France à une cuisine rassurante, qui doit réchauffer l’âme, d’autant plus dans ce contexte très anxiogène, décrypte le consultant culinaire et fondateur du Bureau d’étude gastronomique, Sébastien Ripari.Deux tendances se dessinent aujourd’hui en salle : dans les petites villes, on observe une appétence nouvelle pour le plat à partager, à la manière du poulet rôti que l’on découpe devant les convives, ou de la blanquette de veau que l’on pose à même la marmite. Dans les grandes villes, de Marseille, Lyon à Paris, les cuisiniers se tournent davantage vers des assiettes construites autour du partage. » Autrement dit, des plats format tapas mais à la sauce plus gastronomique.Pour celui que l’on nomme l’ami des chefs, ce phénomène « est un juste retour des choses. Le monde entier capitalisait plutôt sur le plat à partager, et la France avait la réputation d’être justement le pays le moins partageur. On n’aime pas que l’on nous pique nos frites au restaurant ! »ironise-t-il. Ce dernier se souvient comment, dès 2010, Yves Camdeborde, le pape de la bistronomie en avait esquissé les prémices avec un service « à la bonne franquette », où une grosse motte de beurre trônait au milieu de la table et un bocal de cornichons se passait de main en main.
Un phénomène amplifiée depuis quelques mois, et qui se veut intimement lié à l’ère des réseaux sociaux. « On est dans un monde d’hybridation entre tous les secteurs de l’art de vivre, et cette food collaborative rejoint d’une certaine façon les codes de la mode, avec cette esthétique forte, ces plats très léchés, colorés », explique Candice Alvarez. Selon la consultante gastronomie du cabinet de tendances NellyRodi, cette approche plus événementielle de la cuisine fait aussi écho à un syndrome très contemporain, celui du FOMO (« Fear of missing out »), soit la peur de manquer quelque chose… et dans ce contexte précis, un plat d’anthologie. Juan Arbelaez, ancien candidat de Top Chef, de confirmer : « Plus les gens regardent les émissions télévisées, plus ils s’intéressent à la cuisine, plus ils ont envie de s’initier à plein de goûts différents au cours de la même soirée. » Autrement dit, pour certains épicuriens, de commander toute la carte !
Une valse des plats
Dans le bouillonnant XVIIIe arrondissement de Paris, au restaurant Crème, ce sont bel et bien les clients qui ont insisté pour retrouver ces mets à savourer avec leur conjoint ou leurs amis. Depuis un an, chaque plat proposé en format généreux, se décline aussi dans une version plus réduite. Symbole de cette tendance, le restaurant a même enlevé pour le menu du soir l’intitulé Entrée, plat, dessert, devenu trop formel. « Les 35-60 ans vont plutôt préférer le plat traditionnel, tandis que les 20-35 ans, vont davantage choisir des recettes à partager », explique Camille Coiffard, cofondatrice de Crème.
Dans ce restaurant à l’atmosphère boisée et tamisée, on se retrouve ainsi à plusieurs autour d’un poulpe mariné durant une journée ou d’une aubergine rôtie. Pour le chef, c’est alors une autre manière de construire son plat. Chaque client, en donnant un coup de fourchette dans la même assiette, doit vivre une expérience culinaire similaire, avoir les mêmes saveurs en bouche que son voisin. « Si ces assiettes ne changent rien en termes de coût, elles restent plus faciles à délivrer aux clients, souligne-t-elle. Lors d’un service traditionnel, les deux plats commandés doivent arriver en même temps pour que le couple puisse les manger ensemble. Lorsque ce sont des plats à partager, on peut envoyer les recettes au fur et à mesure, avec moins de contraintes de timing. » Tout dépend toutefois du nombre de couverts : chez Dalia, dans le IXe arrondissement, à la cuisine inspirée de la Méditerranée orientale, la valse des plats est un défi en soi. « Si nous étions dans un restaurant classique, nous sortirions environ 200 plats et 120 entrées chaque jour. Mais ici, les clients prennent en moyenne deux assiettes par personne, soit 400 au total, hors dessert. Et tout est fait minute ! » explique son fondateur Benjamin Cohen, qui confirme ce goût accru des clients pour l’opulence des grandes tablées.
Une gastronomie décomplexée, plus familiale dans l’esprit, qui se retrouve jusque dans les bars à vin, désormais appelés Cave à manger. Finies donc les simples planches de charcuterie ou de fromage : les tapas montent elles aussi en gamme, à la manière du bar à vin et du bistro Livingston à Marseille, mêlant petits plats d’aubergines, de yakitori ou encore d’anchois à l’huile d’olive. Plus haut, à Lyon, chez Micro Sillon, où l’on déguste de la poitrine de cochon séchée au poivre ou un crudo de maquereau. Reste que dans l’assiette, « ce sont des plats qui souvent nous touchent, que l’on connaît, ce n’est pas une cuisine élitiste ou inaccessible. C’est un mix entre la street food et la tradition », analyse Candice Alvarez. Soit une envie, pour les chefs et les clients, d’ôter le cérémoniel parfois trop guindé des restaurants. Et d’inventer, à leur tour, un nouvel accord parfait.
Source: Les Echos